Notre société fait pencher brusquement la balance, elle s’attaque et affronte de plein fouet le sujet de la vie, du sacré et de la mort, cette dernière largement mise à l’écart et cachée comme la poussière sous le tapis.
La mort est partout comme le sucre dans le lait chaud mais personne ne veut la voir ni l’approcher. Nous avons dépassé l’idée du cimetière puisque la crémation est en plein essor, bientôt sur liste d’attente et s’il vous plait avec carton d’invitation. Par principe nous allions à l’hôpital pour y être soigné mais tout change nous irons prochainement pour y mourir et tout cela sera parfaitement planifié, date fixée ce qui permet d’organiser les adieux, le deuil est démodé puisque la volonté l’emporte sur l’émotionnel.
Par Thierry Borsa :
Aujourd’hui, les réponses du philosophe Michel Onfray, défenseur d’une évolution législative sur l’euthanasie.
Pourquoi Docteur : Le gouvernement travaille à l’élaboration d’une loi sur la fin de vie intégrant la possibilité d’autoriser une aide active à mourir. Vous vous êtes personnellement déclaré favorable à la possibilité de l’euthanasie. Est-ce parce que votre vie personnelle, intime, vous a placé face à ce sujet ?
Michel Onfray : J’ai été pour l’euthanasie théoriquement, sur le papier, bien avant de me retrouver directement concerné lorsque Marie-Claude, ma compagne de trente-sept années de vie commune, a eu un cancer du sein, puis une récidive avec métastases, le tout ayant duré treize années, avec sept années de chimiothérapie non-stop. Marie-Claude était elle aussi favorable à l’euthanasie. Mais quand la question aurait pu se poser concrètement, elle n’a pas été abordée. Je ne sais ce qui a motivé le silence de Marie-Claude, je ne sais ce qu’elle savait, ce qu’elle a su, si elle a su qu’il ne lui restait que quelques semaines à vivre. Moi je n’ai rien vu : le déni a fonctionné à plein. Et je ne l’ai su que quand un médecin m’a annoncé qu’elle allait mourir dans les trois semaines. J’ai alors moins songé à l’euthanasie qu’à la tuer puis à me tuer ensuite. C’est quand on se demande comment on va s’y prendre que l’on en reste aux intentions… J’ai survécu. Mais personne, sauf moi, ne sait dans quel état.
– Le texte ne cite pas le mot euthanasie mais parle de « l’aide active à mourir ». Il s’agit pour vous de deux notions différentes ou simplement de la peur des mots ?
Notre époque est d’une incroyable crétinerie ! C’est l’ère de la bêtise, de la sottise, de l’idiotie. On n’appelle plus les choses comme jadis en croyant qu’en supprimant le mot, on supprime la chose : il n’y a plus d’aveugles mais des mal voyants, plus d’handicapés mais des personnes en situation de handicap, plus de sourds mais des malentendants. Il n’y a donc plus d’euthanasie mais une aide active à mourir, ce qui donnera bientôt une A2M ! Les mots morts, cadavres, défunts, mourir ont laissé place à des évitements sémantiques : le défunt est parti, notre disparu nous a quittés, notre ami a rejoint la lumière, etc. La thanatopraxie veut donner au mort l’aspect du vivant : on le maquille, on le poudre, on lui met du rouge à lèvres, on bourre ses joues de coton, on coiffe avec force laque.
« Le spectacle d’un être qui souffre est le pire spectacle au monde »
La raison en est bien simple : la fin du récit catholique, notamment sa consolation avec la croyance en l’existence d’une vie après la mort, a mis l’homme devant l’incapacité à penser la mort en athée. Il la cache donc sous le tapis à grand coup de balai sémantique…
– Vous expliquez que la souffrance en fin de vie, qu’elle soit physique ou psychique, justifie la légalisation d’une aide active à mourir. Mais cette souffrance ne fait-elle pas partie de la condition humaine et à ce titre est-il justifié de la supprimer coûte que coûte ?
Le mal de tête fait partie de la vie et pourtant on prend de l’aspirine pour s’en débarrasser, la carie existe aussi mais on va chez le dentiste afin de la supprimer, la myopie existe mais on va la corriger chez l’opticien. Je ne vois pas l’intérêt qu’il y a à souffrir sauf, j’y reviens, récit mythologique chrétien qui invite à faire de la Passion du Christ, c’est-à-dire de sa longue souffrance, de son agonie, de ses tortures, une voie d’accès au salut.
Le spectacle d’un être qui souffre est le pire spectacle au monde, une preuve de l’inexistence de Dieu en même temps qu’une preuve de l’absurdité du monde si on ne lui donne pas soi-même un sens – en ce qui me concerne : avec la philosophie.
Pour l’heure la question n’est pas pour ou contre l’euthanasie mais pour ou contre l’euthanasie sauvage qui a actuellement lieu loin du droit et de la loi, j’en sais quelque chose, ou pour ou contre une euthanasie dans le cadre de la loi et du droit.
« Que chacun ait le choix : l’euthanasie ou les soins palliatifs »
Autrement dit : soit une euthanasie pratiquée au coup par coup par des médecins en accord tacite avec des familles hors la loi, soit une euthanasie décidée par des médecins encadrés par le législateur. Ceux qui ont l’argent peuvent effectuer le voyage dans des pays où elle se pratique, ceux qui ont des relations dans le monde médical, autrement dit des passe-droits, le peuvent également. Mais pour les autres ? C’est la double peine…
– « On ne joue pas avec la vie », vient de déclarer le pape François à son retour de Marseille. La morale chrétienne, comme les positions des autres religions, ont-elles leur place dans ce débat ?
Il faut légaliser l’euthanasie qui devient une possibilité et non pas une obligation. Ça n’est pas parce que l’avortement est légalisé qu’il est imposé à qui n’en veut pas ! Que chacun ait le choix : l’euthanasie ou les soins palliatifs. Je suis également pour le fait que des médecins refusent de la pratiquer si cela heurte leur conscience ou leur foi.
Quant au Pape qui veut que les cancéreux en phase terminale souffrent pour acheter leur salut et aient le temps de mettre leur conscience en règle, il est mal placé pour inviter à estimer qu’il ne faut pas jouer avec la vie ! Que fait-il d’autre, lui, qui joue avec la vie des autres en leur imposant sa loi ?
– D’autres intellectuels avec lesquels vous avez échangé sur ce sujet ne partagent pas votre position sur le droit à l’euthanasie. Michel Houellebecq oppose en quelque sorte à la souffrance « ces petites joies existant même dans une fin de vie amoindrie »; et pour Luc Ferry, « la demande de mort peut recouvrir une demande d’amour » à laquelle il serait, selon lui, « indigne » de répondre par la mort. Que leur répondez-vous ?
Que je connais ces arguments, qu’ils connaissent aussi les miens, car c’est un vieux débat. Or personne n’en a inventé et ni n’en inventera de nouveaux.
– Cette possibilité de bénéficier d’une aide active à mourir peut-elle être considérée comme une nouvelle liberté ?
A l’évidence, c’en est une : celle de disposer de soi-même dans les derniers temps de sa vie et d’estimer que l’État, c’est-à-dire la police et la justice, ainsi que la religion, c’est-à-dire l’église, la synagogue et la mosquée, seraient bien inspirés de laisser le mourant mourir comme il l’entend en choisissant pour lui l’euthanasie ou les soins palliatifs. Chacun ayant d’ailleurs le droit de se contredire – c’est une formule de Baudelaire – et de faire à cette heure de vérité le contraire de ce qu’il aura proclamé toute sa vie.
– Et s’il s’agit d’une nouvelle liberté, ne peut-on pas lui opposer, dans une société très matérialiste, le risque d’une certaine forme de pression sociale liée, par exemple, à la notion d’inutilité ? Autrement dit, dans un monde où l’on met les plus fragiles à l’EHPAD, ne doivent-ils pas craindre des dérives qui feraient qu’on les pousse demain à la mort ?
C’est l’absence de législation qui relègue la pratique de l’euthanasie aux bricolages individuels hors-la-loi qui permettent de tuer une personne qui ne le souhaiterait pas ou n’aurait pas fait de testament de vie en disant qu’elle souhaite l’euthanasie pour elle et mandate une personne pour veiller à l’accomplissement de cette volonté.
« Je suis pour de grands débats intellectuels sur ce sujet »
Pour l’heure, sans la loi, hors la loi, malgré la loi, hors du droit, des euthanasies sont probablement pratiquées pour convenances personnelles : des familles intéressées par l’héritage ou conduites par la haine, des maris ou des femmes adultères heureux de retrouver une liberté perdue dans le mariage, des couples ravagés par la haine, des gestionnaires de lits, des personnels soignants relevant de la maladie mentale…
– En avançant sur ce projet de loi sur la fin de vie, le gouvernement s’appuie certes sur l’avis de l’Académie de Médecins à 75% favorable à l’évolution de la loi mais aussi sur un avis comparable rendu par la convention citoyenne réunie sur ce sujet ou même sur des sondages qui montrent une attente partagée par beaucoup de Français. Ce projet de loi ne serait-il pas aussi « populiste », une façon d’obtenir facilement une expression majoritaire ?
Qu’il entre une part de politique politicienne chez les politiciens n’est pas une idée neuve ! Mitterrand et la gauche en ont fait un enjeu depuis des décennies, un marqueur politicien. Au pouvoir, ils y renoncent, comme avec le vote des immigrés, serpent de mer des politicards !
Je suis pour de grands débats intellectuels dans le pays sur ce sujet, abondamment relayés par des médias contraints par la loi, comme dans le cas d’une campagne présidentielle, à faire des plateaux équilibrés et non polémiques afin de permettre au peuple de trancher de cette question par référendum. Le souci ne doit pas être de savoir si c’est populiste ou pas mais si le peuple le souhaite ou non. En démocratie, le référendum n’est pas populiste. C’est le jeter à la poubelle quand il ne convient pas qui est condamnable…
– Pourtant, il s’agit d’un sujet sur lequel il semble difficile de se prononcer avec des certitudes. L’exemple de l’état américain de l’Oregon ou le droit au suicide assisté existe depuis 25 ans montre qu’un tiers seulement de ceux qui initient les démarches pour en bénéficier vont jusqu’au bout. Est-ce que cela n’appelle pas à relativiser la réalité d’une adhésion du plus grand nombre à une libéralisation de l’euthanasie ?
Je vous renvoie au droit de se contredire : parler des pensées du mourant quand on est bien assis dans son fauteuil est une chose. Se retrouver face à la mort, face à sa mort, en est une autre. Pas sûr que les petites joies de Houellebecq pèsent bien lourd en face du néant. Une première gorgée de bière, dans l’esprit de Philippe Delerm, comme remède à l’anéantissement ? C’est un peu court comme substitut aux grands récits religieux !
Jacques ATTALI :
La vieillesse est trop souvent présentée comme un moment où les gens ne sont plus eux-mêmes et s’enfoncent dans des délires qu’il vaut mieux mépriser.
Ainsi, quand De Gaulle parle, dans le premier tome de ses Mémoires de guerre, du « naufrage » de Pétain (« La vieillesse est un naufrage. Pour que rien ne nous fût épargné, la vieillesse du maréchal Pétain allait s’identifier avec le naufrage de la France. » ), il reprend une vieille métaphore, déjà utilisée par Chateaubriand à propos de l’exil et la mort de Charles X, comme le fera remarquer un peu plus tard Simone de Beauvoir (dans un passage ahurissant de son Essai sur la vieillesse, publié en 1970, où elle écrit: « La vieillesse est un naufrage écrivit Chateaubriand avant d’être plagié par le général de Gaulle, qui en avait après Pétain » et où celle qui ne fut pas connue comme une résistante exemplaire, pas plus que ne le fut son compagnon, Jean Paul Sartre, ose résumer l’affrontement de la collaboration et la résistance à : « De Gaulle en avait après Pétain » ! ).
En disant cela, De Gaulle, comme Beauvoir après lui et tant d’autres, commettent une grave erreur, peut-être volontaire, et qui va bien au-delà du cas du maréchal félon : c’est un Pétain très lucide, pas du tout sénile, qui, en cohérence avec toutes ses valeurs personnelles, modifia lui-même, la plume à la main, en le durcissant, le statut des Juifs d’octobre 1940 ; et en voulant réduire cette histoire au « naufrage » imaginaire d’un seul homme, De Gaulle vise à masquer ce qu’était réellement une très grande partie de la France de 1940 : très largement antisémite, pacifiste, et peu encline à défendre ses valeurs républicaines. Même si des centaines de milliers d’héroïnes et de héros ont su se sacrifier pour en sauver l’honneur, la France de ce temps s’est lucidement vautrée dans la collaboration. Et si ce fut un naufrage, ce fut celui, conscient et parfaitement assumé, de tout un pays.
Plus généralement, la vieillesse n’est pas un naufrage (sauf évidemment pour ceux qui sont atteints de redoutables pathologies, dont la science finira par comprendre les causes, et par réparer les conséquences, comme elle réussit chaque jour tant de prouesses nouvelles pour aider chacun à vivre beaucoup plus longtemps en bonne santé) ; la vieillesse est un moment où beaucoup de gens, libérés de toute ambition de faire carrière et de toute obligation de plaire, de séduire, d’être aimé, se débarrassent de leur surmoi pour dire ce qu’ils pensent vraiment depuis longtemps, pour lâcher leurs coups, régler leurs comptes avec leurs proches et avec la société.
Il faut donc voir la parole libérée des personnes âgées comme la révélation de leur vérité la plus intime et non pas comme l’annonce de leur décrépitude. Et c’est bien pour cela qu’on préfère désigner comme un naufrage final ce qui est en réalité la mise à jour d’une réalité bien plus profonde, que seuls les tabous de la vie en société empêchent de mettre à jour.
Par ailleurs, parler de la vieillesse comme un naufrage est aussi un excellent alibi pour une société qui voudrait réduire ses charges et ne pas assurer aux anciens les moyens de vivre décemment et d’échanger avec les autres : si la vieillesse est un naufrage, si les vieux délirent, on peut les abandonner sans vergogne. Ainsi des parents, grands-parents, arrière-grands-parents sont-ils abandonnés, sans scrupule, dans des EHPAD indignes avec des retraites misérables et dont on ne se préoccupe pas de la pérennité. Ainsi et surtout de l’amour dont on les prive, qui pourrait prolonger leur passion de vivre. On crée ainsi les conditions d’une prophétie autoréalisatrice : si on se résigne à ce que la vieillesse soit un naufrage, on crée les conditions pour qu’elle le devienne vraiment. On perd alors l’immensité des savoirs que les aînés peuvent transmettre, pendant très longtemps, et dont une société aurait tort de se priver.
Encore faudrait-il que ceux qu’on désigne de ce nom affreux (« retraités ») soient mieux incités et aidés à se rendre utile, à assister à transmettre leurs savoirs, leurs expériences, leurs succès comme leurs échecs. Tout cela n’est pas qu’une question de moyens financiers, mais de respect, de tolérance, d’écoute.
Et sans doute faudrait-il aussi y voir la métaphore du naufrage à venir de notre civilisation, qui n’est qu’un moment où celle-ci révèle, par son goût de la démesure et sa pulsion transgressive, ce qu’elle est vraiment. Il faudrait beaucoup d’amour de la vie pour l’éviter.
j@attali.com