La dignité humaine

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Le philosophe Emmanuel Kant a inscrit le concept de dignité humaine au centre du discours sur la morale moderne. La dignité humaine n’a aucune couleur politique, d’ailleurs autant les religieux que les laïques lui rende encore hommage. La dignité prend par au respect de l’humain, ces préceptes auraient du nous éviter le sang et les larmes.

Qu’est-ce que la dignité humaine ? Difficile à définir, le mot dignitas nous renvoie tantôt au respect que mérite une personne humaine, tantôt au respect dû à soi-même. Parfois, c’est de l’honneur qu’il s’agit. Mais l’honneur, comme le fait remarquer Simone Weil, est « ce besoin vital de l’âme humaine » qui n’est pas comblé par le respect, car celui-ci est « identique pour tous et immuable » tandis que « l’honneur a rapport à un être humain considéré non pas simplement comme tel mais dans son entourage social [1] ». L’honneur a besoin d’être reconnu parce qu’il est lié à quelque haut fait, à une tradition, à une histoire qui est celle d’un individu, d’une famille, d’un groupe. L’honneur est de l’ordre de la grandeur et de la réputation. Il peut être aussi terni et bafoué. Voilà pourquoi, dans de nombreuses cultures, il doit être vengé dans la violence ou dans le sang, par une action d’éclat qui, seule, « lave » la honte qui pourrait l’entacher. Peut-être doit-on aller plus loin que le respect et l’honneur, car aujourd’hui, dans tous les domaines de la vie, c’est le manque de dignité humaine qui pose problème. Du droit à la politique en passant par la philosophie, l’économie, la médecine, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, les approches de la dignité humaine sont aussi diverses que les cultures, les savoirs et les croyances qui nourrissent les débats [2]. Pourtant, par-delà la multiplicité des points de vue, c’est de l’humanité qu’il s’agit, de son présent, de son avenir, d’une humanité non pas abstraite mais incarnée dans la « personne humaine » au singulier, celle qui pourrait être reconnaissable partout où elle se trouve ; celle qui, indivisible, résume à elle seule l’humanité toute entière. L’humanité est sans commune mesure, parce qu’elle semble être la mesure, le principe ou la fin que nous cherchons. Et pourtant, on serait tenté de dire qu’elle existe sous nos yeux. Car nous apercevons d’abord des corps humains. C’est sans doute là que peut commencer notre enquête sur la dignité humaine.

L’intégrité du corps humain, vivant ou mort, sa transformation en objet, en animal ou en chose nous donne l’occasion de penser la dignité humaine ou son manque, mais aussi l’une des manières qu’elle a de conforter sa présence : par la parole. Connaître l’homme, se connaître soi-même, c’est connaître son âme, comme le pense Platon. Mais est-il possible de se connaître ? De reconnaître l’autre humain ? En quoi consiste la connaissance et la reconnaissance réciproques ? Chez Aristote, l’homme est d’abord intelligence avant d’être par exemple animal politique. L’être qui parle est doué d’intelligence et de pensée par opposition à l’animal. Mais qu’en est-il de l’homme face à l’homme ? Que devient l’humain en l’homme par l’action ou le regard de l’autre homme ?

L’homme face à l’autre homme

Car l’humanité n’est pas seulement, comme on pourrait le penser, l’arrachement à la nature, privilège d’une raison toujours conquérante, grâce à la science et à la technique. Elle n’est pas le passage progressif à une culture et à un esprit de plus en plus élevés, sans doute à une « civilisation » à partir de laquelle on pourrait classer toutes les autres cultures. Nous savons comment une telle vision, à partir du siècle des lumières, a permis de justifier l’exploration, la conquête et la colonisation de certains peuples par d’autres venus d’Europe [3]. L’humanité ne réside pas dans l’aptitude à se replier autour d’une terre, autour des valeurs ancestrales d’un terroir ou d’une nation [4]. Une telle conception a ses limites qui, aujourd’hui, peuvent être pensées comme quêtes et replis identitaires.

L’humanité se dévoile aussi dans cet accompagnement et accomplissement de toute action par la parole [5]. Celle-ci peut être analysée dans ses modalités de mise en mots, de mise en scène, dans ses procédures d’un point de vue politique, juridique et social [6]. Si la parole se donne en spectacle sur la place publique, sous l’arbre à palabre en Afrique, dans les assemblées et les tribunaux, elle précède et favorise la reconnaissance réciproque des humains en présence. Car la parole, par la voix et le souffle sortant d’un corps humain, n’est-elle pas toujours adressée à un autre corps ? Elle est, dans une certaine mesure, entendue par un autre corps qui la reçoit ou ne la reçoit pas. Comme le dit Louis Lavelle : « Si les hommes sont toujours si sensibles au prestige de la parole, s’il n’y a qu’elle qui puisse à la fois les toucher, les ébranler et les éclairer, c’est qu’elle nous livre la présence d’autrui et affermit notre présence à nous-mêmes en manifestant notre commune participation à la même vérité [7] ». Et cette vérité ne mérite-t-elle pas d’être appelée dignité humaine ?

Les textes littéraires ainsi que d’autres productions artistiques nous donnent l’occasion de suivre quelques axes de la question de la dignité humaine en tenant compte de situations concrètes, car nous avons à faire à des personnages auxquels chaque lecteur peut s’identifier. Ainsi, dans Les sept solitudes de Lorsa Lopez[8] de Sony Labou Tansi, un homme, Lorsa Lopez, tue sa femme pour cause d’infidélité et toute la ville de Valancia, empêtrée dans des problèmes politiques et des rivalités interminables avec la nouvelle capitale, le laisse faire, indifférente. Puis la ville se réveille le matin parmi les commentaires de ce crime passionnel. Elle attendra la police pendant quarante sept ans. Pendant toutes ces années, Lorsa Lopez expie ses fautes, il vit en marge de la société, se plante des clous dans le corps. Pour tous, il est devenu fou. Quand arrive la police, le tribunal et sa palabre publique préfèrent la parole d’un perroquet à celle de l’homme qu’il est. Lorsa Lopez comprend, devenu un homme nu, étant mis à l’écart de son propre procès, qu’il a quitté la raison humaine et le cercle de la parole instrumentalisée sans jamais abandonner, à ses propres yeux, le lieu de la dignité. Il n’a pas été déclaré coupable par la loi mais il se sent responsable, il n’attend plus la justice des hommes. Nu, privé de parole et d’honneur dans sa communauté, est-il pour autant déchu de son humanité ? La dignité humaine semble être, à l’analyse, le lieu avant tout droit positif dans cette société où le fossé se creuse entre les représentants de l’État et les citoyens [9] qui offrent l’hospitalité à tous les étrangers faisant escale.

Corps humains, objets transformables ?

Le corps humain est ce composé d’organes et de fonctions qui appartiennent à la personne humaine, qui ne peuvent être conçus séparés d’elle [10], la personne étant elle-même un individu, entité indivisible [11]. On pourrait retrouver dans ce mot « personne » le sens de « masque », comme celui que portaient les acteurs sur une scène de théâtre, dans la Grèce antique. Mais toute personne n’est pas l’espace vide ou le néant dans le sens courant de l’expression « il n’ y a personne [12] ». La personne humaine est sans doute l’être à la fois caché et montré, voilé et dévoilé comme un visage ou habillé et nu comme un corps. Le masque ici est partie intégrante de la personne, il en est le tout, le plein et l’être – et non un objet extérieur qui viendrait se surajouter à l’être en tant que possession ou avoir. De ce point de vue, on pourrait donc se demander si la plupart des philosophes occidentaux, mettant en exergue le primat de la pensée et de l’intelligence par rapport au corps et à la sensibilité n’ont pas négligé, pour diverses raisons, le corps humain comme premier signe et ensemble de réseaux dans lesquels se manifestent la dignité. Mais l’expérience de la dignité est vécue, au quotidien, comme privation ou manque. Tout se passe comme si notre propre corps et celui de l’autre étaient indissolublement liés par-delà l’appartenance sociale et la culture et que chaque corps était libre de naître, de vivre et de mourir parce que humain et non pas divin ou fabriqué de toutes pièces – comme une machine. Or évoquer la liberté de chaque corps humain, penser que tous les corps peuvent être soumis au même destin qui est celui de l’homme, c’est oublier que la question de la production de l’homme se pose [13]. On surveille les corps et les âmes. On peut faire mourir les indésirables, on peut les jeter dans des camps. On peut trier les êtres humains selon des catégories qui prennent de l’importance en période de globalisation : les individus ne sont plus des personnes humaines ayant des droits imprescriptibles et pouvant être des citoyens de tel État, se soumettre aux lois. En période de globalisation, la catégorie de la mobilité et de la migration entre en jeu à côté de celles qui avaient déjà cours depuis bien longtemps, comme celle de la pureté de la race ou celle du degré de civilisation.

Penser aujourd’hui que les soins à apporter au corps vivant passe aussi bien par la gymnastique, le sport, l’hygiène que l’entretien de la santé comme cela a été le cas dans de nombreuses cultures pendant bien longtemps peut s’avérer être une illusion. Si l’humain n’a qu’un seul corps physique qui n’est pas éternel, ni transformable, si ce n’est superficiellement par des exercices physiques ou par chirurgie esthétique comme continue de le croire le commun des mortels, il peut y avoir ingérence du politique dans la vie de l’individu en tant que personne humaine. Celle-ci croit pouvoir être à elle-même sa propre fin et non pas un moyen ou un objet au profit d’une autre fin, comme le théorise Kant. Elle n’est donc ni vendable ni échangeable, du moins l’espère-t-elle. Pourtant, les atteintes à l’intégrité du corps sont nombreuses : des esclavages aux génocides, en passant par le sort réservé aux clandestins, aux demandeurs d’asile, aux réfugiés et aux sans-papiers. Des clandestins refoulés à Ceuta et Melilla en 2005, jetés dans le désert marocain, privés d’eau et de nourriture comme des choses ou des objets, ne pouvaient montrer aux caméras que des corps décharnés et des yeux hagards, en dessous du seuil de toute humanité. Ce qui est visible, dans le cas d’un tel exemple, ce n’est ni l’intelligence, ni l’âme ou l’esprit de ces personnes qui portent une étiquette, c’est d’abord le corps qui montre toute sa vulnérabilité et sa fragilité.

Ainsi, la dignité humaine est d’abord celle du corps, vivant ou mort. Un texte d’Aristote dans lequel il s’oppose à Démocrite à propos du cadavre affirme : « Il déclare donc que tout le monde voit bien ce qu’est la forme de l’homme, puisque c’est la structure extérieure et la couleur qui la font connaître. Pourtant, le mort aussi présente le même aspect extérieur, et avec cela ce n’est pas un homme [14] ». Pour Aristote, le corps humain, comme le corps animal, est d’abord vivant, l’âme étant conçue comme principe de vie. Mais dans de nombreuses cultures, en Afrique et ailleurs, depuis des temps immémoriaux, le respect dû à l’humain est en premier lieu celui des morts. En effet, honorer le corps et la mémoire des morts est une exigence, voilà pourquoi ceux-ci ne sont pas jetés çà et là, comme des choses inertes dans la nature, à l’air libre. On en prend grand soin. On accompagne leur départ et le voyage dans l’au-delà par des rites, comme le montrent les découvertes archéologiques en Égypte, où les objets dans les tombeaux instruisent quant aux croyances, à la vie quotidienne mais aussi au soin et au respect dûs à chaque humain quittant la vie d’ici-bas. Le Livre des morts, ensemble de formules que le défunt se devait d’apprendre de son vivant, était glissé dans le sarcophage, composé et parfois largement illustré par les soins d’un scribe sur un rouleau de papyrus. D’autres textes du même genre ont existé chez les Mayas et chez les Tibétains. Aujourd’hui encore, certaines croyances prévoient notamment qu’un corps non vivant soit nourri. On lui apporte, périodiquement, son repas sur la tombe, on lui parle. Il peut arriver qu’on lui demande, au cours de cérémonies précédant l’enterrement, comme cela se fait encore en Côte d’Ivoire, la cause de la mort et plus précisément que le corps désigne, par un signe ou un geste, la personne qui aurait provoqué la chute de l’autre côté de la vie. Car, croit-on, toute mort a une cause non naturelle. Quel que soit le rang social d’une personne dans la société, riche ou pauvre, sa beauté ou sa laideur, à sa mort, il a droit à une sépulture. Chacun s’incline devant sa mémoire. À supposer qu’il ait été un malfrat au cours de sa vie, les rancœurs à son encontre, doivent être effacées ne serait-ce que pendant un bref moment. Or s’incliner devant un mort, honorer sa mémoire n’est-ce pas manifester à son égard une relation qui n’existe que d’un humain à un autre humain ? Voilà pourquoi les déplacements de populations obligées de quitter le lieu où elles habitent – dans des situations d’urgence (guerres, famines, inondations, sécheresse…) – peuvent être vécus comme de véritables drames intérieurs. Habiter, c’est vivre ensemble avec les vivants et les morts, puisque ceux-là, semble-t-il, « ne sont jamais partis », ils ne meurent pas, ils sont dans l’air et dans le vent, comme le dit l’écrivain Birago Diop [15].

Par ailleurs, quelles que soient les cultures et les croyances, la profanation d’une tombe ou d’un cimetière n’est-elle pas toujours regardée comme un acte moralement indigne de la part du profanateur mais aussi comme atteinte à l’honneur du mort et de sa famille ? Cependant, la portée de cet acte va plus loin, elle est d’ordre éthique : profaner le lieu où un seul corps humain est enseveli c’est aussi porter atteinte à l’humanité de la personne humaine et à l’humanité qu’elle conserve indéfiniment, par delà la mort. Car profaner, le mot s’entend de la sortie de la sphère du sacré et plus précisément de sa transgression. Tout se passe comme si une frontière à haute charge symbolique avait été franchie. Or, dans toute société, une telle transgression est comparable à un crime [16] et ce-lui-ci, comme le dit Simone Weil, mérite un châtiment, le seul moyen de ramener le criminel dans le réseau des obligations sociales, afin qu’il soit réintégré dans la société et ait droit à « la considération sociale [17] ».

Si, dans toute société et dans toute culture existent des devoirs de chaque humain à l’égard des morts, il devrait en exister, à plus forte raison, à l’égard des vivants. Pourtant, de tout temps et parfois de manière scandaleuse, le corps humain a fait l’objet de toutes sortes de transactions, de transformations réelles ou imaginaires, portant atteinte à son intégrité, mettant à mal son indivisibilité en tant que corps d’une personne qui est aussi âme et sensibilité, esprit et conscience, mémoire et imagination, passion et aspiration, volonté et liberté.

Indignation et souci de la dignité

Ainsi, avoir conscience qu’un humain est privé de sa dignité, serait-on tenté de dire, est antérieur à toute théorisation : « L’indignation ou même la colère au sens de Camus fait resurgir la dignité humaine [18] ». Or posséder l’aptitude à l’indignation et être en colère, n’est-ce pas d’abord être doué de sensibilité, non seulement rechercher le plaisir et fuir la douleur comme le pense Aristote, définissant ce qui en l’homme est commun avec l’animal, mais encore montrer que nous avons un cœur au propre et au figuré. Car avoir un cœur, c’est posséder un organe vital qui, s’il venait à ne plus fonctionner, signifierait la fin de la vie biologique, celle du corps. Et avoir du cœur, c’est faire montre de courage, de colère, d’amour et de haine. Si nous nous référons à la classification des facultés de l’âme chez Platon, c’est du cœur qu’il s’agit, la deuxième partie de l’âme et non de la tête ou du ventre [19]. En ce sens, ce qui nous pousse à voir la fragilité, la vulnérabilité ou la nudité d’un humain écrasé par un destin ou par une machine construite de toutes pièces par l’homme, c’est le souci que nous avons de l’autre comme s’il s’agissait de nous. Ainsi, devant la vulnérabilité d’un être humain, comme le montrent souvent les contes (contes relatifs aux orphelins, aux mendiants, aux personnes démunies d’une manière générale [20]), il y a sans doute ce sentiment de pitié dont parle Rousseau : « En effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables ou à l’espèce humaine en général [21] ? » Mais, aujourd’hui, face aux désastres innommables, face à l’horreur nous saisit l’effroi, celui qui nous empêche d’agir et de nous faire perdre la parole que nous pourrions adresser aux sans voix. Par exemple, dans le cas du génocide au Rwanda, en 1994, malgré les explications qui font la part belle à la responsabilité des instances internationales, la question posée par un tel désastre provoqué de toutes pièces par l’homme à l’aide d’une arme rudimentaire – la machette – est bien celui de la dignité humaine. Trier les bons hommes des mauvais. Exterminer de manière systématique ceux-ci. N’est-ce pas là une application de la théorie eugéniste selon laquelle seuls les meilleurs ont droit à la vie ? On remarque que la rhétorique qui transforme le mauvais corps en insecte, en « cancrelat », était de mise [22]. Ces corps indésirables, transformés par l’imaginaire et par une rhétorique politico-sociale et médiatique, étaient laissés à l’abandon, à l’air libre. C’est ici précisément que l’on peut parler de privation de dignité dans la mesure où ces corps n’étaient plus humains, ils pouvaient donc pourrir ou nourrir les chiens [23]. Quand l’humain n’a plus d’égard pour l’humain, quand il ne se contente pas seulement de le tuer mais encore d’ignorer l’existence du mort, quand il ne peut plus le reconnaître comme tel, peut-on demander aux chiens une telle reconnaissance ?

Citons d’autres exemples bien connus. D’abord l’existence de camps de concentration pendant la seconde guerre mondiale. Une littérature et une abondante filmographie existent. Ici, un film semble sortir de l’ordinaire et faire l’éloge de la dignité de soi ou le fait de se tenir debout malgré sa fragilité et sa vulnérabilité, malgré toutes les menaces qui pèsent sur la vie. Le film de (et avec) Roberto Benigni La vie est belle ne peut laisser aucun humain indifférent. En Italie, juste avant la seconde guerre mondiale, un jeune libraire (Guido) qui ne semble rien prendre au sérieux, épouse une institutrice (Dora) qu’il a enlevée à un notable le jour de ses fiançailles. Ils s’installent en ménage et mènent une vie tranquille, ont un petit garçon. Le jour arrive où des lois iniques autorisent l’arrestation et la déportation des juifs. Guido finit par être arrêté avec son fils Giosue. Dora, qui n’est pas juive, par amour pour son mari et pour son fils, se jette dans le même train qu’eux ; suivent alors une série d’épisodes qui montrent la dureté et les horreurs de la vie dans le camp. Le père a toujours une seule parole pour son fils, dans le pire des décors, il lui répète inlassablement qu’un char viendra les libérer de cet endroit sans nom. L’enfant apprend à se cacher en sachant que les enfants et les vieillards passent dans la chambre à gaz d’où ils sortent « transformés en savon ». Le rêve devient réalité quand, le père fusillé, l’enfant se retrouve tout seul, au milieu d’un camp désert et qu’apparaît un char conduit par un Américain qui le prendra sous sa protection. Il finira par retrouver sa mère, saine et sauve.

La trame de ce récit nous montre à quel point la parole peut, en situation, humaniser la vie quand l’horreur n’a pas de nom, quand la vie ne tient qu’à un fil pour soi-même et pour ses proches. Une telle parole, légère et confiante, qui transforme l’enfermement et les dures conditions de la vie réelle en un rêve enchanté, métamorphose la peur de la mort, omniprésente, en espérance. On pourrait donc en conclure que l’homme est encore homme quand il s’autorise à parler à ceux qu’ils aiment. En bravant toutes les lois et toutes les règles de conduite autorisée, en allant au-delà de ses propres limites.

Il est donc encore permis, afin de ne pas oublier l’indicible, d’écrire, de filmer, de raconter des histoires et de rire après Auschwitz, le Rwanda et toutes les horreurs qui ne cessent d’enlever à chaque humain et donc à l’humanité entière sa dignité. Mais ici, la parole non politicienne, si l’on peut dire, a rapport à un vivre en secret, se tient en cachette ou presque, toujours adressée au plus proche et à soi-même, pour mémoire ; parole de résistance et non de procès, comme pour dire nous sommes encore vivants, qui donc pourra transformer nos corps en cendres ou en savon ?

On pourrait citer un dernier exemple de privation de dignité humaine : la traite négrière. Ici, il ne s’agit pas seulement de l’homme transformable en chose ou en animal mais bien de celui dont le corps est mis à prix au plus offrant, selon sa force physique. Au moment où Kant publiait ses textes qui passent aujourd’hui pour être l’une des références incontournables en matière d’étude de la dignité humaine, des femmes, des enfants et des hommes concrets étaient loin de pouvoir être libres de leur pensée, de leurs mouvements et dans leur corps. Assujettis à des traitements inhumains, arrachés à leurs terres, à leurs morts, à leurs réseaux et codes sociaux, emportant par devers eux leur mémoire blessée, ils appartiennent à la traversée puisqu’ils ne sont ni de chez eux, pays qu’ils ne retrouveront plus, ni de là-bas, là où ils sont traités comme bêtes de somme après avoir été vendus.

La difficile reconnaissance

À la réflexion, en ce début du 21e siècle, on peut s’étonner que les philosophes occidentaux, promptes à défendre l’autonomie de la pensée et du sujet comme le fait Kant, aient oublié quelque peu de considérer l’humanité comme une et indivisible, l’humanité d’un point de vue concret, celle de chaque humain et non pas seulement de quelques-uns ; celle de tous les humains qui, pris individuellement, représentent l’humanité tout entière. Je ne parle pas ici des différentes déclarations, celle de 1789, celle dite « universelle des droits de l’homme » du 10 décembre 1948, faite après les horreurs subies par des humains pendant la seconde guerre mondiale. On se demande si les philosophes avaient pris en considération le destin paradoxal de l’esclave : l’homme qui doit retrouver sa propre dignité après avoir été bafoué dans son corps et dans son âme, par l’autre homme, pour des raisons d’ordre économique. Des textes incontournables [24] comme celui de Hegel concernant la dialectique du maître et de l’esclave, dans la Phénoménologie de l’esprit[25] existent. L’esclavage serait donc une violence à la source de l’histoire. Le travail de l’esclave serait le prix à payer pour la liberté de l’esprit après l’asservissement du corps. Mais comment recouvrer son humanité et sa dignité après avoir été transformé en chose et en instrument et vendu comme marchandise ? Aujourd’hui, cette question doit être aussi celle de la philosophie. La question de la mémoire – de toutes les mémoires – doit interpeller la réflexion philosophique. Si elle semble aller de paire avec celle de la réparation, celle-ci ne peut se faire sans reconnaissance. Réparer n’est-il pas renouer un lien cassé, combler une faille oubliée ? Il s’agit peut-être de repenser les « trous noirs » de l’histoire de l’humanité qui n’est autre que celle de femmes, d’hommes et d’enfants en situation. Et repenser les liens entre les hommes pourrait passer par les récits de l’oubli des horreurs et aller au-delà, par exemple de l’indignation, du ressentiment vers la paix du cœur, organe vital et symbole de l’aptitude à la relation.

Dans un monde où toute relation, pour être viable, entre dans le « système de la marchandise », là où tout s’achète et où tout se vend, la dignité humaine est de « l’ordre du sans prix », comme le dit Ricœur, dans Parcours de la reconnaissance[26]. Or ce qui est de cet ordre n’est-il pas valeur en soi par-delà le don des choses, le système de la monnaie, celui de la dette, celui de la redistribution dans un système de solidarité ? La dignité humaine est, en soi, valeur, parce qu’elle dit l’humain, comme dans certaines cultures où la parole donnée [27] est un autre type de contrat à « visage humain » qui est de l’ordre de l’éthique et non du politique ou du juridique. La parole donnée n’est-elle pas don de soi ?

Quand l’homme concret est privé de dignité, comme nous l’avons montré, c’est d’abord de l’intégrité du corps qu’il s’agit, qui a perdu tout bien : corps souffrant, nu, fragile, démuni, diminué, écrasé. Mais ce corps porte toute la vie humaine, visible et tangible, quoi qu’on puisse en dire [28]. Suit alors ce deuxième aspect de la dignité qui consiste en un paradoxe : le corps souffrant, vu comme non-humain, transformable ou vendable aux yeux de l’autre est celui-là même où se manifeste la dignité en tant que résistance à la mort, à l’horreur, retrouvailles avec la vie par la parole adressée à l’autre. Ce corps est grandeur, élévation d’une âme qui lui est indissociablement liée. En situation, l’homme n’a jamais conscience de sa propre dignité que par l’action de l’autre homme : par le regard de l’autre, les transformations qu’il lui fait subir comme s’il était un objet, les épreuves qu’il lui fait traverser.

En conclusion, la dignité humaine – idée, principe, exigence – qui brille par son manque dans la vie quotidienne de nombreux individus, se manifeste dans toute relation humaine dès le premier regard, la première parole [29], la première rencontre comme reconnaissance réciproque de l’un et de l’autre. Mais une telle reconnaissance peut s’avérer être une épreuve sans fin. Et il faut pouvoir penser que même les morts nous reconnaissent comme humains quand nous nous inclinons devant leur mémoire, ce qui élève notre âme vers un au-delà de la vie.